L’amphithéâtre est un théâtre.
Lettre ouverte à la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation
Madame la Ministre,
Le Conseil National des Universités représente l’ensemble des enseignants-chercheurs, toutes disciplines confondues. Forte de sa représentativité, sa Commission Permanente demande la reprise des cours en “présentiel” dès la rentrée cet automne.
L’Université est un lieu d’échange. Un cours est une représentation théâtrale : il ne s’agit aucunement de clamer des vérités académiques et scientifiques, ni de lire sans vie un cours. L’universitaire doit séduire et intéresser pour transmettre. Son regard doit détecter l’inattention de son auditoire. Nombre d’étudiants ont la croyance qu’il existe un écran invisible entre l’enseignant et eux. N’en faites pas une réalité qui détruira l’Université. L’amphithéâtre est un théâtre. Tout cela, Madame la Ministre, n’est pas anecdotique : le collectif est l’essence même de l’Université. À son détriment parfois, lorsque l’enseignant ressent cette impression désagréable qu’un mur d’étudiants se dresse devant lui en signe de contestation à une décision ou une position. Avec un plaisir incomparable lorsque la fusion prend : le bruit de l’amphithéâtre est un souffle qui rythme nos enseignements.
L’Université est d’abord un collectif qui s’incarne dans un lieu, physique. L’étudiant y fait ses premiers vrais choix de formation. L’Université tisse les liens entre les étudiants d’aujourd’hui, les professionnels et amis de demain. Rien de tout cela ne surgira d’un auditoire « confiné » totalement ou partiellement.
Depuis la mi-mars, l’Université française suit le rythme de la crise sanitaire mondiale. L’enseignement est devenu « à distance » et il convient néanmoins « d’assurer la continuité pédagogique ». Au pays des confinés, dans un univers connecté, l’activité universitaire battait son plein. A l’heure du déconfinement, les universités élaborent leur « Plan de reprise d’activité » et personne ne semble s’émouvoir du fait que ceci indique qu’une certaine activité aurait cessé. Mais de quelle activité s’agit-il ? Alors que partout l’activité économique et sociale reprend, d’aucuns s’interrogent sur la pertinence d’une reprise des cours universitaires « en présentiel » à l’automne prochain.
De « réunions zoom » en « cours par visioconférence », les enseignants-chercheurs ont poursuivi enseignement et recherche avec l’aide efficace des outils numériques de communication. Faut-il en déduire que ces pratiques doivent être généralisées ? Les « amphis » doivent-ils en être renvoyés à des accessoires désuets appartenant à un siècle antérieur ? A faible taux de carbone et parées des vertus de frugalité économique, les rencontres virtuelles sont dans l’air du temps. Le “distanciel,” ce n’est ni le collectif, ni l’individuel… C’est la solitude de l’étudiant et de l’enseignant. Pire, nombre de nos étudiants travaillent dans des conditions difficiles. La vie collective (« la BU », le « RU », la « cafet ») est un moyen de les éloigner quelques heures de réalités financières et sociales parfois désastreuses. Imaginer une Université à distance, c’est renoncer à sa fonction sociale.
Cà et là on voit poindre les défaillances de ce trop bel édifice basé sur le « tout à distance ». Alors que l’on s’émeut de l’accroissement du nombre d’étudiants décrocheurs, que pourra signifier une continuité pédagogique pour des étudiants découvrant l’Université ?. Le temps des études supérieures participe à la consolidation du statut de citoyen au sein de nos sociétés complexes. La confrontation d’opinions entre condisciples est souvent la base de l’affirmation des personnalités de ces acteurs de la société de demain. La distanciation physique est devenue, dans les faits et les discours une « distanciation sociale » dont on ne peut supporter qu’elle perdure.
Si les activités de recherche semblent s’accommoder plus que d’autres de la distanciation physique, elles sont fondées sur le dialogue et la confrontation. La période que nous traversons sera dommageable : mise en sommeil des expériences, annulations de colloques, report en cascade de congrès internationaux. L’urgence est à la reprise de ces activités d’échange scientifique plutôt qu’au développement viral de controverses stériles sur les réseaux sociaux. Alors que les citoyens attendent de la recherche qu’elle propose des réponses adaptées, en particulier en période de crise, nous savons que la construction de projets de recherche collaboratifs nécessite des rencontres réelles. Le dialogue direct est coextensif du développement de l’activité de recherche. Il n’est nullement question de remettre en cause des décisions nécessaires lorsque surgit le danger sanitaire. Mais le « distanciel », sous toutes ses formes, doit demeurer l’exception et ne peut l’emporter sur le principe du « présentiel » sur le seul fondement du risque. Pourquoi le principe de précaution s’appliquerait-il plus ici que dans les commerces et les transports ?
Ainsi, de l’activité de chercheur à celle d’enseignant, de la construction de la connaissance à sa transmission, le travail des enseignants-chercheurs est intrinsèquement lié au dialogue direct. Les rencontres fortuites, les interpellations inattendues ou impromptues, la dispute parfois, ne sont pas accessoires, elles sont l’essence même de l’activité universitaire.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous prenons connaissance du projet de loi dite LPPR qui, au-delà des mesures budgétaires, interroge les fondements de l’Université et dont vous n’ignorez pas qu’il suscite d’ores et déjà de vives réactions. Il rappelle néanmoins opportunément la fonction essentielle de l’Université dans le développement et la diffusion de la recherche. L’activité scientifique est un socle évident de notre métier, indissociable de l’activité de formation, indissociable également de la fonction sociale de l’Université, lieu d’échange ouvert, accessible à tous et qui doit le rester.
Pour que vive l’Université,nous serons présents dès septembre prochain, auprès de nos étudiants et avec nos collègues.