Lettre inter organisations à M. le Premier ministre Sébastien Lecornu : la politique du garde des Sceaux Gerald Darmanin constitue un danger pour la justice et l’État de droit !

Monsieur le Premier ministre,
En juin dernier, nos organisations se réunissaient en conférence de presse pour dénoncer une
dérive répressive sans précédent orchestrée par votre ministre de la justice, Gérald Darmanin.
Interdiction des activités dites « ludiques » ou « provocantes » en prison, participation des
personnes détenues aux frais de leur incarcération, expulsion massive des personnes étrangères
au mépris de tout droit à la réinsertion, rétablissement des peines planchers, retour des quartiers
de haute sécurité : la liste des actes et des annonces de ce premier semestre 2025, pour ne citer
qu’eux, était déjà vertigineuse. Un vertige dû notamment au décalage avec les enjeux réels
auxquels font face les institutions judiciaire et pénitentiaire.
Quelques mois plus tard, notre inquiétude est plus vive que jamais face à un ministre qui s’enlise
dans un populisme pénal décomplexé. Cette stratégie politique, consistant à instrumentaliser
l’opinion publique, convoquer le « bon sens » et ériger le « respect des victimes » en élément
marketing pour réformer coûte que coûte, produit aujourd’hui des effets très concrets sur la
prise en charge des personnes détenues. Elle se traduit d’abord par une restriction sans
précédent des activités autorisées dans le cadre des permissions de sortir, mise au calendrier par
voie de circulaire le 3 novembre dernier. L’évasion survenue le 14 novembre au planétarium
de Rennes – activité organisée conjointement par le Service pénitentiaire d’insertion et de
probation (Spip) et l’Éducation nationale – a accéléré cette dynamique. L’incident a suscité la
colère de Gérald Darmanin, qui est allé jusqu’à limoger le directeur de l’établissement. Depuis,
les annulations se succèdent, y compris pour des permissions déjà accordées par décisions de
justice. Certaines directions interrégionales des services pénitentiaires imposent désormais aux
agents un contrôle strict sur les avis soumis aux juges, réduisant encore davantage les
possibilités d’activités pourtant essentielles à la réinsertion. Rappelons à cet égard que le
Conseil d’État, en censurant une instruction ministérielle de février 2025, a considéré que les
activités, mêmes « ludiques », concouraient pleinement aux missions du service public
pénitentiaire. Ainsi, le garde des Sceaux choisit-il, en récidiviste patenté, d’ignorer l’application
d’un droit dont il est le garant.
Mais cet excès d’autoritarisme se manifeste aussi dans des choix budgétaires résolument centrés
sur la sécurité. L’annonce du plan « zéro portable », qui implique 29 millions d’euros pour
sécuriser six établissements, contraste fortement avec les 14 millions prévus en 2026 pour les
mesures de placement à l’extérieur sur l’ensemble du territoire. Alors que l’investissement dans
des dispositifs d’aménagement de peine a fait la preuve de son efficacité en matière de
réinsertion et de réduction de la récidive, priorité est donc donnée à des mesures d’affichage
plutôt qu’à une politique pénale constructive et ambitieuse.
À bien des égards, le tour de vis général que déploie votre ministre prend pour prétexte une
criminalité qui opérerait depuis l’intérieur des établissements et qu’il choisit d’incarner par
l’image de 700 détenus « extrêmement dangereux » – sans aucune précision sur les méthodes
permettant d’objectiver cette dangerosité. Cette catégorisation sert de support à une
communication outrancière et alarmiste qui réduit la complexité d’un phénomène social à
quelques individualités. Sous couvert de lutte contre le trafic de stupéfiants – objectif louable
s’il était davantage tourné vers la prévention –, une telle mise en scène fait de la construction
d’un imaginaire figuratif le moteur de l’action publique.
Comme l’a récemment écrit le sociologue Laurent Bonelli, les tournants punitifs sont « une
dramaturgie dans laquelle les mots comptent plus que les actes et l’annonce de lois ou de
réformes plus que leurs conséquences réelles. Avec la complicité intéressée de médias, elle
valorise les postures martiales » et oblige « à renouveler régulièrement les « menaces » à l’ordre
social ou national. Après les « bandes », la « violence des mineurs », la « radicalisation », il semble
que ce soit désormais le tour du « narcotrafic ». »1
La séquence du mercredi 26 novembre sur RTL est à ce point éloquente sur la méthode de votre
ministre qu’elle mérite de s’y arrêter. Invité pour réagir à la récente permission de sortir
accordée pour des motifs professionnels à une personne détenue du quartier de lutte contre la
criminalité organisée (QLCO) de Vendin-le-Vieil, Gérald Darmanin s’est dit choqué « comme
tous les Français », tout en « respectant la décision de justice », avant d’annoncer son intention
de modifier la loi pour rendre impossible l’octroi de telles permissions aux détenus
« extrêmement dangereux ». Puis, à la question du journalise visant à savoir si, « avec la loi
actuelle, Mohamed Amra pourra, dans quelques mois quand il aura droit à des libérations,
aller faire un peu de shopping, se retrouver dans la nature, appeler ses copains », Gérald
Darmanin rétorque froidement : « exactement ». N’en jetez plus. À l’ère de la post-vérité, cette
réponse assourdissante tiendra lieu de fondement justificatif à son projet de réforme. Si nous
savons combien l’État de droit recule à mesure que s’étend le droit d’exception, le procédé
dépasse ici l’entendement. Car cette énième loi de circonstance, pensée dans la précipitation à
la suite d’un fait divers qui n’en est même pas un, ne se contentera pas d’ériger un cas isolé en
principe, pénalisant des milliers de personnes au mépris du travail de tous les acteurs du terrain.
Elle s’appuiera, ni plus ni moins, sur de la désinformation. Mohamed Amra, impliqué au
premier chef dans l’assassinat de deux surveillants pénitentiaires lors de son évasion au péage
d’Incarville en mai 2024, n’est pas encore jugé. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité et
ne sera donc probablement pas permissionnable avant de très nombreuses années. Quant à
laisser entendre que les permissions de sortir serviraient à « aller faire un peu de shopping »,
c’est dire, compte tenu des conditions strictes qui encadrent leur délivrance, la conception que
le ministre se fait du respect de l’autorité judiciaire.
Monsieur le Premier ministre, c’est avant tout votre garde des Sceaux qui, avec de telles
méthodes, apparait comme « extrêmement dangereux ». Nulle semaine n’est épargnée par son
lot d’annonces démagogiques, qui fragilisent toujours un peu plus l’exécution des peines en
brouillant ses maigres repères. La justice pénale, et au-delà la société tout entière, ne peuvent
se satisfaire d’un responsable politique qui assume des mensonges éhontés, empoisonne le
débat public, alimente le mythe d’une justice laxiste, conteste l’indépendance des juges, creuse
la méfiance envers l’institution et diffuse un climat de suspicion généralisée parmi celles et
ceux qui la font vivre. Votre ministre est en roue libre. Votre devoir est de le rappeler à l’ordre.
Organisations signataires : – –
A3D (Avocats pour la défense des droits des détenus)
Act Up Sud-Ouest
1Laurent Bonelli, « Narcotrafic, un ennemi commode », Le Monde Diplomatique, novembre 2025.

Anaec (Association nationale des assesseurs extérieurs en commission de discipline
des établissements pénitentiaires) – – – – – – – – – – – – – – –
Association des anciens du Genepi et de Rebond
Arapej 41
CGT Insertion Probation
La Cimade
Le Cri
Emmaüs France
FNUJA (Fédération nationale des unions de jeunes avocats)
Lire C’est Vivre
Observatoire international des prisons – section française