Ce petit ouvrage des éditions Fakir propose un entretien fictif avec Antonio Gramsci, le célèbre penseur et militant communiste italien. D’une famille modeste, il adhère au PSI avant de le quitter pour fonder le journal L’Ordine nuovo et créer le PCI avec Togliatti, Tasca et Terraccini. Il en devient secrétaire général en 1924, et est élu député la même année.

Arrêté en novembre 1926, Gramsci est condamné. "Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans" aurait dit le procureur fasciste qui l’a envoyé dans les geôles de Mussolini. Il y écrira ses Cahiers de prison, réflexion moderne et puissante sur le marxisme. Il meurt d’une hémorragie cérébrale le jour de sa sortie de prison.

L’ouvrage de Fakir est suivi d’une application des théories gramsciennes au monde actuel, par François Ruffin et son équipe.

Voici ce que nous pouvons retenir de l’ouvrage…

Le cœur de la réflexion de Gramsci porte sur les intellectuels, qu’il place dans une véritable guerre de tranchées. Il distingue guerre de mouvement et guerre de position. Lénine aurait mené une guerre de mouvement, rendue possible par le fait que l’État tsariste ne s’était pas appuyé sur le consentement des gouverné-e-s pour les dominer. La société civile était donc inconsistante, et peu modelée par le pouvoir en place. Mais en Europe, la bourgeoisie a mené, depuis longtemps, une guerre de position, et s’est assurée le consentement des masses en étant aux manettes de l’État, des médias, des universités, des mairies. En somme, la bourgeoisie s’est assurée la direction morale et intellectuelle du pays, l’État étant une tranchée avancée bien consolidée par le reste de ses bastions. Les coutumes, la morale, les aspirations sont celles de la bourgeoisie et elles ont réussi à infiltrer tous les esprits et les moeurs. Pour Gramsci, il faut donc se lancer dans une guerre de position pour reconquérir les territoires perdus. Il faut une classe dirigeante avant qu’elle soit dominante : la domination n’est que l’exercice du pouvoir, tandis que la direction est beaucoup plus ancrée dans la société, puisqu’elle se fonde sur le consentement et garantit la stabilité de la domination. Les intellectuels sont les officiers de cette guerre de tranchée.

Chaque classe développe ses intellectuels "organiques", ceux qui lui sont liés et répandent son idéologie. Cela va du technicien au journaliste en passant par le DRH. Si la bourgeoisie italienne, pourtant vive dès le Moyen-âge, n’a pa su imposer sa domination, c’est qu’elle n’a pas su "dirigé", elle n’a pas su produire des intellectuels organiques, car ceux-ci (le clergé en réalité) étaient déjà trop occupé à servir l’aristocratie (qui s’est par ailleurs alliée à la paysannerie mécontente pour restreindre la classe bourgeoise dans ses prétentions hégémoniques).

L’intellectuel doit avoir une conscience de classe et la diffuser. Il ne doit jamais être coupé des masses, sans quoi sa pensée se sclérose. Car la masse "sent" tandis que lui "sait". À l’inverse, l’intellectuel ne "sent" pas toujours, et il doit y avoir un va-et-vient ininterrompu entre "sentir" et "savoir". Gramsci prend ici l’exemple littéraire de Dostoïevski, qui est un si grand écrivain car il savait "sentir" et exprimer la sagesse des humbles. Si le lien disparaît entre intellectuels et classes populaires, alors le marxisme devient dogme et formules rituelles. Le parti règnerait sur les masses sans les exprimer.

Dans la deuxième partie, François Ruffin applique Gramsci au cas des Goodyear. Il regrette le manque de mobilisation nationale sur leur cas, alors qu’il y avait là, s’en est-il rendu compte trop tard, de quoi rallier, de quoi associer à la lutte les Verts, les étudiants, Attac, des socialistes au sens jaurésien du terme etc. En effet, il y avait là un véritable enjeu de société. Explications : la production de pneus baissait. Bonne nouvelle pour la planète ! Deuxième bonne nouvelle : on produisait autant en travaillant. Formidable : il fallait s’en saisir pour réclamer de travailler moins (pour le même salaire) et de cesser cette aberration pour la santé qu’est le travail de nuit. Ainsi la lutte s’élargissait et permettait d’unir autour d’un questionnement : de quelle société voulons-nous ? Au lieu de se limiter à la lutte seulement défensive d’un bastion ouvrier…

Tous les grands moments de la gauche française (1789, 1793, 1936, Mai 68) se sont faits de l’alliance entre fraction intellectuelle et classes populaires. À bon entendeur…

REMPORTER LA BATAILLE DES IDÉES, Fakir Édition, 2016

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